La route de la soie
Date de la conférence : 05/11/2015
Présentation de la conférence
La route de la soie, un nom mérité?
La route de la soie est une expression mythique. Il faut donc en connaître l’origine, et surtout faire la part entre le mythe et la réalité. Cette énorme liaison continentale de l’est à l’ouest de l’Eurasie passe par l’Asie centrale, qui joue un rôle capital dans le trajet, mais aussi dans l’imaginaire du public d’aujourd’hui.
Pourquoi?
AVANT LA SOIE
L’itinéraire qui sera plus tard celui du commerce de la soie a commencé par des échanges humains, sociaux, dès la préhistoire. Au néolithique, l’Eurasie a connu séparément 2 foyers de passage aux sociétés sédentaires: le Moyen-Orient et la Chine. Pendant des millénaires ils ne se connaissaient pas. Au 2° millénaire avant notre ère leur diffusion culturelle les fait échanger. Par exemple le blé moyen-oriental arrive en Chine, alors que le millet chinois arrive en Asie centrale. L’Asie centrale participe de façon autonome à cette connexion des civilisations eurasiennes par la domestication du chameau (de Bactriane) qui est connu de toute l’Eurasie par le même itinéraire. Si le bronze arrive de l’ouest, la poterie chinoise avance en Asie centrale.
Dans tous les cas la diffusion suit des itinéraires qui longent les montagnes du bloc himalayo-tibétain. Pourquoi, et où exactement? La tectonique des plaques fait remonter vers le nord les plaques indienne et arabique, ce qui soulève le bloc himalayo-tibétain ou les chaînes iraniennes.
Mais la Turquie et la Chine ont tendance à coulisser de part et d’autre. Le tout crée des cassures où des blocs asiatiques s’effondrent au nord du Tibet alors que d’autres sont soulevés. Sociétés et échanges vont donc éviter les montagnes et les contourner par les dépressions. Mais pourquoi s’installent ils juste au pied des reliefs? L’intérieur de l’Eurasie est désertique ou aride au nord des grands reliefs. Ceux-ci attirent les précipitations des moussons méridionales, mais émettent de nombreux cours d’eau qu’on peut utiliser pour cultiver quand ils entrent dans les bassins et dépressions, avant qu’ils s’évaporent ou s’infiltrent dans les déserts. Nos lieux habités sont donc des oasis agricoles de piedmont. On peut les subdiviser en quelques ensembles dont les caractéristiques physiques et culturelles apportent une certaine individualité: le piedmont nord de la perse, le piedmont ouest d’Asie centrale, le Xinjiang (appellation actuelle du fossé du Tarim ou du désert de Takla-Makan), le piedmont nord du Tibet.
LA SOIE ET LA ROUTE
Vers le milieu du 1e millénaire avne, l’Eurasie n’est pas encore connectée d’un point de vue socio-économique. Les montagnes et déserts d’Asie centrale ne sont pas parcourus de façon régulière. La connexion, même limitée, se fait au tournant de notre ère, quand par exemple de la soie chinoise arrive dans l’empire romain qui vend vers l’est des verreries.
Fils et tissus de soie ont été retrouvés dans des sites néolithiques du 4° millénaire avne. Du delta du Yangzi, ce produit se répand dans sa vallée et dans celle du Fleuve Jaune il y a environ 3000 ans. Cette invention chinoise devient un produit très apprécié. Quelques siècles avant notre ère elle se diffuse chez les nomades eurasiens puis vers l’occident, par exemple en échange de chevaux et de jade. Les états chinois interdisent d’exporter sa technique, pourtant elle se diffuse en Asie centrale. La première grande dynastie impériale des Han (-2/+2 siècles) s’est étendue sur le Gansu et le Xinjiang, au contact des steppes et de l’Asie centrale, justement pour contrôler la route des oasis.
C’est toujours un monopole chinois au début du 1ier millénaire, avec une fabrication qui se mécanise (au sens de machines simples) actionnée par les ouvrières, car c’est une tradition chinoise que le travail de la soie puisse être considéré comme activité féminine. Exemple: le rouet, inventé au 1ier siècle.
Sous les Tang (7°/9° siècles), la soie est surtout fabriquée au nord du Yangzi, ce qui est prouvé par le fait qu’on peut y payer l’impôt avec ce textile. Il est en partie exporté par l’état vers le nord et le nord-ouest surtout, bien qu’il soit consommé surtout dans le pays. On a retrouvé dans des tombes de la région de Tourfan des rouleaux de soie dont on sait qu’ils avaient été taxés quelques années avant dans l’est de la Chine: c’était le versement impérial à des généraux des troupes du Tarim. Ceux-ci revendaient la soie à des commerçants locaux pour payer et nourrir les soldats et leurs bêtes. Des rouleaux, qui sont alors des unités monétaires de très haute valeur, sont aussi livrés diplomatiquement à des souverains étrangers pour entretenir de bonnes relations, et notamment à des chefs nomades (les Xiongnu au temps des Han, des turcs sous les Tang) afin qu’ils n’attaquent pas la Chine. Cette soie (parfois en écheveaux ou en cocons, ce qui prouve que les récepteurs savent en tirer le fil) est donc ainsi introduite dans le circuit commercial eurasien dès les portes de la Chine, et des commerçants vont la répandre d’étape en étape.
Le plus important est que la technique chinoise de fabrication de la soie est connue en Asie centrale après la bataille du Talas en 751. Elle va se diffuser lentement vers l’ouest. A partir du 8° siècle la Perse, l’empire ottoman, le byzantin se lancent dans une production proche de la qualité chinoise, et vont approvisionner l’Europe occidentale et orientale. Il y a donc moins de soie chinoise circulant par voie terrestre en Eurasie, et pour celle-ci la circulation principale se fait sur la moitié occidentale de ce qui reste une »route de la soie ». Celle-ci, en réalité, devient de plus en plus un axe de commerces variés d’un bout à l’autre de l’Eurasie, sans grande unité, mais très animé par des échanges régionaux
LES ÉCHANGES
La Chine exporte beaucoup de céramiques, dont la porcelaine des Ming (14°/17° siècles) qu’on voit ici sur une miniature de tradition persane. Elle reçoit la culture du coton, arrivant du monde musulman. Comme la soie, la fabrication du papier (inventée sous les Han) se diffuse vers le reste de l’Ancien Monde, essentiellement après la bataille de Talas (751). Bref, à cette époque on ne parlait pas de « route de la soie » car il y avait bien d’autres choses qui circulaient entre est et ouest de l’Eurasie. Marchands, missionnaires ou simples croyants font connaître au loin leur religion. C’est ainsi que le bouddhisme, né en Inde au 6° siècle avne, arrive dans l’empire Kouchan au 1ier siècle, et de là se diffuse d’oasis en oasis vers la Chine atteinte au 4°/5° siècle. Une des branches de la « route de la soie » relie Inde et Asie centrale en évitant le bloc himalayo-tibétain, qui devient cependant bouddhiste lui aussi. L’itinéraire est jalonné de grottes avec statues du bouddha, ou peintes de motifs religieux ou profanes qui sont des sources précieuses de connaissance de ces périodes, par exemple à Dunhuang. Les chrétiens d’orient, ou nestoriens, considérés comme hérétiques par Rome ou Constantinople, évangélisent vers l’est, là encore d’oasis en oasis, jusqu’en Chine. C’est aussi le cas des zoroastriens d’origine iranienne. Ce sont les religions postchrétiennes qui se diffusent, et donc surtout en Asie. Il n’y a pas de commerce d’une seule traite, mais une succession d’échanges d’oasis en oasis, réalisés par des marchands ou des nomades. Les produits peuvent traverser toute l’Eurasie, ou seulement un segment, voire sans dépasser l’échelle régionale. Les grands empires bénéficient de ce mouvement qui aboutit chez eux, mais n’en sont pas forcément les organisateurs. Dans l’intervalle, les échanges sont parfois protégés par des états bien placés, et en Asie centrale par de grands empires nomades. A partir du 4° siècle, les marchands sogdiens deviennent plus nombreux, des textes mentionnent leur présence depuis Maracanda (Samarcande) jusque dans les grandes villes chinoises en passant par les oasis du Tarim et du Hexi. Au 6° siècle et jusqu’au 8 ou 9° ils deviennent les principaux animateurs de la route de la soie en Asie centrale. C’est que lorsque l’empire chinois s’est retiré d’Asie centrale après les Han, les sogdiens ont été chercher la soie en Chine alors qu’elle arrivait à eux auparavant Ils vont même étendre leur rôle d’intermédiaires jusqu’en occident. Pour éviter la lourde taxation et les restrictions commerciales des sassanides, ils échangent directement avec l’empire byzantin en passant par les steppes vers la Crimée, où ils fondent la ville de Sogdaïa, étape vers Constantinople. A pied, en âne, à cheval ou en caravanes de chameaux, tels que les statuettes chinoises les montrent à l’époque Tang, ils font des milliers de kilomètres et rencontrent parfois les brigands. Plutôt qu’une route, on a un faisceau de chemins caravaniers qui anime l’Eurasie d’est en ouest, avec des itinéraires transversaux, bref, un réseau. Reste que la traversée de l’Asie centrale y joue un rôle capital. Des marchands asiatiques ou européens font le trajet, ou une partie seulement. C’est pourquoi cet axe est celui de la coexistence, de l’influence, du métissage, du choc, de populations et cultures très différentes. C’est cela aussi la mondialisation, en cours, de l’ancien monde. Dans les oasis du Xinjiang on a retrouvé des textes et inscriptions dans au moins 20 langues différentes, du grec au chinois en passant par l’hébreu, et les langues indo-européennes du groupe iranien, dont des langues disparues. C’est la route des échanges. Dans le monde musulman, plus que dans le monde chinois, le trafic est structuré par les caravansérails, mot d’origine perse. Ce sont des hôtels, écuries, entrepôts, voire lieux de commerce, tout à la fois, mais fortifiés autour d’une cour centrale. On les trouve isolés le long des itinéraires ou regroupés en ville. Du fait de la faible densité humaine d’Asie centrale, ils sont plus nombreux au Proche-Orient, en particulier sur la côte méditerranéenne du fait du transbordement. L’activité de la « route de la soie » est irrégulière, le nombre de lieux reliés et la quantité du trafic sont maxima quand la Chine est économiquement puissante, politiquement unie et territorialement étendue jusqu’en Asie centrale, sous les dynasties Han puis Tang. C’est qu’elle est le moteur mondial principal des échanges à cette période, vu son (relatif) monopole de la soie et de la céramique fine, ou en fonction de son avance technologique. L’Asie centrale reste donc un espace privilégié dans la circulation continentale, car l’acheminement d’oasis en oasis de toutes les marchandises reste indispensable dans ce milieu montagnard ou désertique. Au premier millénaire, les régions du monde les plus peuplées et surtout les plus avancées économiquement sont la Chine, l’Inde, et le Moyen-Orient. L’Asie centrale est au milieu, c’est un espace de transit inévitable et indispensable entre ces pôles, l’Europe ou l’Afrique n’étant que des espaces limitrophes moins développés. C’est l’activité de la « route de la soie » qui est le moteur de l’urbanisation de l’Asie centrale, mais au contraire du trafic irrégulier c’est un processus cumulatif, jusqu’au ralentissement du début du second millénaire: tous les sites sont occupés, il n’y a plus guère besoin de créations nouvelles. Mais dans cette urbanisation des cités deviennent plus importantes, car mieux placées ou plus performantes. Par exemple, Boukhara connait un net agrandissement, concomitant de celui de l’oasis irrigué. C’est aussi le cas de Samarcande. L’AGE MONGOL
En moins d’un siècle (13e) les mongols de Gengis Khan et ses successeurs ont conquis la majeure partie de l’Asie, sauf Arabie, Inde, sud-est ou Japon, et contrôlent l’Europe orientale, surtout la Russie inféodée Dans un premier temps les pertes humaines et les destructions de villes ont été considérables, surtout en Asie centrale.
La fin du 13e et les 14e siècles connaissent des échanges importants à travers toute l’Eurasie, car l’immensité de l’empire mongol facilite la croissance de nouveaux itinéraires, par exemple vers la Russie et pas seulement la Méditerranée. Et c’est aussi une politique de faciliter le commerce: par exemple, les mongols exterminent tout village à proximité d’une embuscade de voleurs, afin de sécuriser le trafic commercial. Parmi ces échanges, le passage de la terrible épidémie de peste noire est directement lié à l’empire mongol et à la « route de la soie ». Cette épidémie qui a ravagé surtout Chine et Europe (1/3 de la population?) est partie de Chine et a circulé par la route des caravanes soit vers le Moyen-Orient, soit vers la Mer Noire où des navires italiens l’ont ramenée en occident. C’est le moment du maximum de la circulation continentale des marchandises. La « paix mongole » renforce les liens entre orient et occident au sens où il n’y a plus d’intermédiaires, c’est pour cela que des marchands ou diplomates européens partent vers la Chine dans l’espoir de commercer directement avec elle, sans les intermédiaires asiatiques. Du coup, c’est aussi une époque où les techniques chinoises se diffusent vers l’occident, par exemple le rouet.
L’EURASIE MODERNE
Si l’on se limite à la soie, c’est maintenant le Moyen-Orient qui fournit, par voie continentale, l’essentiel de la soie arrivant en occident. Mais il achemine, comme autrefois, bien d’autres produits. On retrouve à l’époque moderne des états, entre Méditerranée et Asie centrale, qui profitent de leur position intermédiaire. Ils sont alors des puissances économiques et militaires , comme l’empire ottoman et la Perse, vues d’Europe comme des obstacles dans l’accès aux produits asiatiques , l’Inde et la Chine étant toujours les plus grandes puissances mondiales, entraînant encore le commerce eurasien.
Bursa est la cité la plus caractéristique de la « route de la soie » ottomane. Bien qu’elle fabrique aussi des tissus de laine et coton, la soie y est cotée dans une bourse située dans un caravansérail, et la cité en tire une forte croissance.
La Perse est à un carrefour, entre la « route de la soie » classique (qui provoque une lutte commerciale acharnée contre les ottomans, par ailleurs rivaux politiques et militaires) et la voie maritime, qui remonte du golfe « arabo-persique ». Elle exporte vers l’ouest européen et vers le monde russe au nord. Elle ne vend pas que de la soie et fait aussi transiter les épices ou la porcelaine. Ses commerçants peuvent être arméniens. La perse de l’empire safavide (16°/17° siècles) s’enrichit et le shah Abbas fait agrandir et embellir sa capitale Ispahan.
L’activité commerciale de l’ancien monde a continué à progresser, à partir du15° siècle, toujours en corrélation avec le dynamisme et l’attraction de la Chine. Mais ce n’est plus au bénéfice de l’Asie centrale, voire de la « route de la soie » traditionnelle. Quand on regarde la Chine des Ming, la soie est exportée presque uniquement par mer, c’est d’ailleurs le cas pour d’autres productions, thé et porcelaine, ou laques. Comme on l’a vu pour le Moyen-Orient, la route maritime passant au sud de l’Asie transporte de plus en plus de produits et celle de la soie devient de plus en plus faible, surtout à partir du 16° siècle.
Le choc mongol a tellement détruit que beaucoup de cités ont disparu, et ne se sont pas relevées quand la croissance démographique a repris. Les villes restantes, comme Samarcande, ont retrouvé temporairement leur éclat sous Timour (15e siècle). Mais le déclin commercial les appauvrit et elles tombent partiellement en ruines.
Le rapport des forces économiques défavorise les nomades bien avant la révolution industrielle. Avec la colonisation européenne du 16° siècle le commerce eurasiatique développe les routes maritimes et enrichit l’Europe occidentale. Les routes terrestres sont de moins en moins utilisées, sauf localement, entre Mer Noire et Chine. Les nomades qui en tiraient profit partiellement n’en ont plus rien. Leurs territoires de parcours diminuent avec leur recul militaire, mais pas avant le 18°, où l’on voit ici que les grands empires ont encerclé l’Asie centrale.
CONCLUSION
L’expression « route de la soie » apparaît fin 19°, quand en réalité elle ne fonctionne quasiment plus. Elle devient donc un mythe: évocation d’un passé lointain, utilisation dominatrice par l’occident mettant en valeur son avance technique, argument touristique. Actuellement, ce mythe sert de justification, notamment pour la Chine, à une amélioration des voies commerciales entre est et ouest de l’Eurasie.
En fait, il n’y a jamais eu une seule route, la soie n’en a été qu’un des produits échangés, et la voie continentale a été distancée par les routes maritimes. Il reste que ce faisceau d’itinéraires continentaux a joué depuis la préhistoire un rôle fondamental pour relier les peuples et les états et faire progresser la première mondialisation, celle de « l’Ancien Monde ».
Conférence de Jean-François DOMY – le 05 novembre 2015 – Université inter-âges du Bugey -