Les Années Annie Ernaux
Catégorie : LECTURE
. Compte-rendu : Les Années Annie Ernaux
Biographie
Annie Ernaux,née Duchesne, le 1er septembre 1940 à Lillebonne (Seine-Inférieure), Fille unique après la mort (d’une sœur aînée longtemps ignorée jusqu’en 1950) d’un couple normand qui tient un café-épicerie à Yvetot en Seine Maritime, elle fréquente un cours privé catholique où elle découvre un autre monde.Elle poursuit ses études de lettres modernes à Rouen, puis à Bordeaux. Agrégée de lettres modernes en 1971.Au début des années 1970, elle enseigne au lycée de Bonneville, au collège d’Évire à Annecy-le-Vieux puis en 1977 à Pontoise avant d'intégrer le Centre national d'enseignement à distance (CNED).
Elle a épousé Philipe Ernaux en 1964. Ils ont eu deux fils : Éric (né en 1964) et David (né en 1968). Le couple divorce en 1981 après 17 ans de vie commune.
Elle réside à Cergy (Val-d'Oise) depuis 1975
On peut lire sa vie à travers ses écrits.
Son premier roman « Les Armoires vides » (1974).
Pendant l’attente de son avortement, Denise Lesur (il ne s’agit pas d’une autobiographie) se remémore son enfance et son adolescence.Le récit fait écho à l'avortement subi par Annie Ernaux en 1964, et sur lequel elle reviendra dans L'Événement (2000).
« Elle expulse ses origines comme elle attend l’expulsion de l’embryon qu’elle porte ».
Dans Les Armoires vides, elle écrit du point de vue de l'étudiante de lettres modernes qu'elle était.On retrouve tous les thèmes qu’elle exploitera par la suite dans son œuvre :la figure de la mère, celle du père, le tiraillement entre deux milieux sociaux, ce mélange de honte, « la honte d’avoir honte »,de mépris, et d'amour pour sa famille.
La femme gelée (1981).
Un roman autobiographique et sociologique qui reste dans la fiction. Elle y retrace son enfance et toutes les figures féminines fortes qui l’ont construite en tant que femme. Elle explique avoir grandi avec des parents très différents l'un de l'autre, un père tendre et une mère au caractère explosif mais qui se partageaient les tâches de la maison. Elle prend l'exemple de plusieurs femmes dans sa vie, sa mère, sa grand-mère ou encore ses tantes, toutes des femmes fortes et indépendantes avec qui elle a grandi et qui l'ont éduquée hors des stéréotypes à propos de l'inégalité sociale entre hommes et femmes. Et sa vie jusqu’au piège du mariage et de la maternité.Avec ce récit, à tendance sociologique, elle raconte son histoire en tant que femme dans les années 1960 mais elle s'impose également en tant que porte-parole pour toute une génération...
Annie Ernaux décrit le combat intérieur de toutes les femmes en France à cette époque Il traite du sujet de la domination masculine sous tous ses aspects et de l’enlisement de la femme qui a renoncé à tous ses espoirs de jeunesse, à son idéal de liberté et d'égalité homme femme.
Elle obtient le Prix Renaudot en 1984 pour La Place qui retrace l’ascension sociale de ses parents. . Le récit est « né de la douleur d'avoir perdu [son] père », ce qui est la raison pour laquelle elle a désiré écrire sur lui. Elle adopte une écriture plate débarrassée de tout affect.Elle adopte l’adjectif « blanche » qu’elle a emprunté à Barthes pour l’associer à son écriture. (Certains critiques verront dans cette écriture « une absence de relents bourgeois, de style en somme »...).
Nous reviendrons sur cette écriture dans l’analyse des Années.
Une femme en 1988 éclairera le personnage de sa mère qui vient de mourir. "J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »
Suivent une dizaine d'ouvrages publiés, dont
Passion simple en 1992,La Honte en 1997, L'Événement (2000)
et L'Occupation en 2002.Mémoire de fille 2016
Annie Ernaux a reçu plusieurs prix pour l’ensemble de son œuvre: le prix de la Langue Française en 2008 et le prix Marguerite Yourcenar en 2017. Ses textes ont été rassemblés en grande partie dans un Quarto publié en 2011 chez Gallimard (Ernaux est la première femme à être publiée dans cette édition de son vivant).
En 2014, elle a reçu le titre de docteure Honoris Causa, décerné par l’Université de Cergy-Pontoise.En octobre 2022, elle reçoit le Prix Nobel de littérature « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
Une femme engagée
Avec le Nobel attribué à Annie Ernaux, c’est non seulement la littérature qui est récompensée, c’est aussi son engagement qui ne s’est jamais relâché et qui est même allé croissant au fil des années.
Dans son journal intime, âgée de 22 ans, elle écrivait, (faisant écho au vers de Rimbaud dans Une saison en enfer: « Je suis de race inférieure de toute éternité »), qu’elle écrirait « pour venger sa race. » c’est- à- dire le monde dont elle est issue, les dominés selon Bourdieu. Elle se définit comme « un transfuge de classe »
. Elle revendique d’être une écrivaine engagée même si, dit-elle, « dans le monde actuel où la multiplicité des sources d’inspiration, la rapidité du remplacement des images par d’autres, accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. »
Un engagement féministe à travers ses œuvres.
On rappellera que la lecture du Deuxième sexe de Beauvoir a changé sa vie. Sa lecture a été une libération.
Dans Mémoire de fille, près de soixante ans plus tard, elle se penche sur l'année de ses 18 ans, l'été 1958, lorsqu'elle a ses premières relations sexuelles pendant une colonie de vacances dans l'Orne — expérience qui restera pour elle, comme elle l'écrit dans l'ouvrage, « la grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n'importe quelle autre.
Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte »
.
Dans L’événement (2000) Quatre ans avant la légalisation de la pilule contraceptive et douze ans avant la Loi Veil, ce récit autobiographique décrit le parcours du combattant d’une jeune étudiante pour avorter. Ce dernier est adapté au cinéma en long-métrage, en 2021, par Audrey Diwan
Son féminisme tient aussi à la liberté qu’elle donne au désir féminin. Elle revendique une sexualité libérée, à travers ses romans dans lesquels elle analyse sa sexualité et ses relations amoureuses (Passion simple, Se perdre, L'Occupation, Le Jeune Homme) . Rien d’érotique, pas d’étalage dans ces textes.
Même chose dans Les Années .Elle dit combien le lien maternel s’espace avec les années : elle ressent l’insuffisance du lien maternel, et « la nécessité pour elle d’avoir un amant, une intimité avec quelqu’un, qui réalise seulement l’acte sexuel, et qui lui sert de consolation dans ses conflits passagers avec eux [ses enfants]
» Dans son discours pour le Nobel, soulignant la moindre place accordée aux écrivaines dans le champ littéraire, elle écrit :
« La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines. »
Les engagements politiques
Parmi ces nombreux engagements politiques, on peut relever : À l'élection présidentielle de 2012, elle soutient le candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, car « il reprend une parole, communiste mais pas seulement, qu'on n'entendait plus. »
Le 30 novembre 2015, elle est parmi les signataires de l'Appel des 58 : « Nous manifesterons pendant l'état d'urgence »
(L'Appel des 58 est un manifeste signé le 30 novembre 2015 par cinquante-huit personnalités, pour défendre la liberté de manifester pendant l'état d'urgence, décrété en France après les attentats de Paris du 15 novembre 2015.)
Le 26 mai 2016, elle fait partie des signataires d'une tribune contre la tentative du gouvernement de discréditer le mouvement contre la loi El Khomri par des poursuites judiciaires.
En mai 2018, elle est signataire d'une pétition en collaboration avec des personnalités issues du monde de la culture pour boycotter la saison culturelle croisée France-Israël, qui selon l'objet de la pétition sert de « vitrine » à l'État d'Israël au détriment du peuple palestinien.
En décembre 2018, elle cosigne une tribune dans Libération en soutien au mouvement des Gilets jaunes.
Toujours dans Libération, elle cosigne, le 19 mai 2019, avec 1 400 personnalités du monde de la culture, la tribune « Nous ne sommes pas dupes ! » soutenant le mouvement des Gilets jaunes et affirmant « … les gilets jaunes, c'est nous »
En 2019, elle cosigne dans Mediapart un appel au boycott du Concours Eurovision de la chanson 2019 à Tel Aviv.
Le 30 mars 2020, dans les débuts de la crise du Covid-19, elle adresse une lettre ouverte à Emmanuel Macron, lue par Augustin Trapenard, dans l'émission Boomerang sur France Inter, pour dénoncer sa politique : « Depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d'alarme du monde de la santé et ce qu'on pouvait lire sur la banderole d'une manif en novembre dernier – "L'État compte ses sous, on comptera les morts" – résonne tragiquement aujourd’hui »
En décembre 2021, elle rejoint le parlement de l'Union populaire rassemblant des personnalités du monde associatif, syndical et intellectuel derrière la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l'élection présidentielle de 2022 et défile à son bras le 16 octobre Place de la Nation
. Plus récemment dans une interview donnée à Libération ,le week-end de Noël, elle prend parti dans l’affaire Quatennens : « On ne peut pas accepter qu’un mouvement comme la France Insoumise, qui est féministe et réclame de nombreuses mesures en faveur de l’égalité et de la liberté des femmes, qu’un dirigeant se livre à des violences contre sa compagne (...) Je considère que le retour de Quatennens à l’assemblée n’est pas possible. (...) Quand Jean-Luc Mélenchon l’a soutenu, c’est l’homme d’hier qui a parlé »
Elle termine son discours du Nobel par cette définition qui résume bien son engagement féministe et politique: «inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature."
Les Années
La génèse des annnées
Dans son texte, Annie Ernaux souligne les étapes de son projet.
En 1967-1968, elle évoque le tableau de Dorothea Tanning, dans lequel on voit « une femme à la poitrine nue et derrière elle, une enfilade de portes ouvertes ».
Elle se voit dans cette femme et « se pose la question si elle pourrait dire sa vie ainsi »(P.104)
En 1985, divorcée, ayant l’impression de retrouver son adolescence et sa liberté, « L’idée lui est venue d’écrire une sorte de destin de femme, entre 1940 et 1985, quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle dans l’Histoire, « un roman total» qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, mari, enfants qui partent de la maison, meubles vendus.
« Elle se demande comment « organiser » cette mémoire énorme. (P. 166)
Ce projet est repris en 1992 à Cergy et les mêmes questions concernant la forme à donner à son livre resurgissent :
« Comment représenter à la fois le passage du temps historique, le changement des choses, des idées, des mœurs, et de l’intime de cette femme, faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire, celui des moments suspendus dont elle faisait des poèmes à vingt ans...son souci principal est le choix entre « je » et « elle ».(P.187)
Mais elle conclut malicieusement en disant que l’avenir pour elle à ce moment-là consiste dans les amours et les fringues ! (P. 188)
En 1999, le projet est à nouveau évoqué (P. 214) elle pense qu’elle débuterait son livre à l’instar de Proust par « la sensation de de désolation, culpabilité » de ne pas avoir encore réalisé son projet d’écriture.
A la fin du texte, elle revient sur ce point : elle ne partira plus de la sensation qu’elle éprouve de se « démultiplier et d’exister corporellement dans plusieurs lieux de sa vie » (P.249) car cela ne la mène nulle part dans l’écriture.Elle veut atteindre « une sorte de vaste sensation collective » en ne se limitant pas à « un simple travail de remémoration, au récit d’une vie, à une explication de soi. »(P.251). Elle s’appuiera sur des photos, des séquences de films pour retrouver la mémoire collective à partir de la sienne et ainsi « Rendre la dimension vécue de l’Histoire » 5P. 251)
Comme l'a dit Annie Ernaux : "elle ne juge pas, elle traverse les choses » Son intérêt marqué pour la sociologie et les appartenances de classe, lui font proposer un récit à partir du matériau réel de sa vie qui en généralise la singularité pour l’ouvrir à sa dimension collective..
Les Années porte à son paroxysme cet effort de dépersonnalisation, en étant à la fois le récit anonyme d’une vie de femme née en 1940 , et celui d’une génération. Les Années ne sont pas bâties sous la forme romanesque mais sont une sorte d’autobiographie impersonnelle dans le sens où il n’y a pas d’introspection (l’intime est lié au collectif).
La structure du texte
Deux citations ouvrent le texte, l'épigraphe qui donnent le ton du livre à venir, elles évoquent le temps, la mémoire et l’oubli.
« - Oui. On nous oubliera. C’est la vie, rien à faire. Ce qui aujourd’hui nous paraît important, grave, lourd de conséquences, eh bien, il viendra un moment où cela sera oublié, où cela n’aura plus d’importance. Et, c’est curieux, nous ne pouvons savoir aujourd’hui ce qui sera un jour considéré comme grand et important, ou médiocre et ridicule. (…) Il se peut aussi que cette vie d’aujourd’hui dont nous prenons notre parti, soit un jour considérée comme étrange, inconfortable, sans intelligence, insuffisamment pure et, qui sait, même, coupable. »
Anton Tchekhov
« Nous n'avons que notre histoire et elle n'est pas à nous. »
José Ortega Y Gasset, philosophe espagnol
Les Années sont en effet vues dans leur écoulement chronologique, et non pas dans le traditionnel « je me souviens » à la Perec. Il n’y a pas de chapitres, le livre est écrit d’une traite, et on peut avoir l’impression de ne pas avoir de prise sur le récit qui nous happe !
A chaque « chapitre » entre guillemets, donc, il y a une photographie détaillée , parfois un bout de film familial (P. 124) et une cassette vidéo en 1985 (P. 162)
Chaque décennie est marquée par le repas dominical.
De la première photo où elle est bébé à Lillebonne en 1941 (p.21) à la dernière prise à Cergy le 25 décembre 2006 où elle pose avec sa petite-fille à l’âge de 66 ans, s'élabore le récit familial et social :
« Récit familial et récit social, c’est tout un »(P29).
Chaque photo est décrite avec précision sans affect. On suit de photo en photo les étapes de son histoire qui dépassent l’intime pour prendre une dimension collective.
Par exemple après avoir décrit les premières images filmées par son mari intitulées Vie familiale 72-73,(P.123-125) elle élargit le propos à la vie des femmes de trente ans « actives, conciliant travail et maternité, soucieuse de rester féminine et à la mode », telle que les journaux féminins de l’époque la décrivent, puis analyse ce que recouvre cette condition féminine qu’elle croyait assumer « avec fierté » à cette époque :
(Cela) « ferait apparaître :
Un partage apparemment inégal entre le dedans et le dehors de la maison, le travail salarié (2/3) et le travail domestique, y compris éducatif (1/3)
Une grande diversité des tâches
Une importante fréquentation des lieux de commerce
Une absence quasi-totale de temps mort »
Les photos scandent le récit et s’ouvrent sur un éclairage historique, sociologique.De même l’évocation des repas de fête familiaux.
Les repas : ceux d’après-guerre (P.22) où les parents évoquent celle de 14-18 et celle qui vient de se terminer :
« Les voix mêlées des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels à force, on croirait avoir assisté » (P. 23)... »
Au sortir de la guerre, dans la table sans fin des jours de fête, au milieu des rires et des exclamations, on prendra bien le temps de mourir, allez ! la mémoire des autres nous plaçait dans le monde. » (P. 31).
Puis les repas à la moitié des années 50 soulignent l’éloignement des deux guerres dans les conversations, la guerre d’Algérie et les goûts des adolescents qui s’opposent à ceux des adultes (Les chansons P. 63)
. Évocation des repas des années 60, quand l’étudiant rentre le week-end faire laver son linge (P.87),
« malgré soi, on remarquait les façons de saucer l’assiette, secouer la tasse pour faire fondre le suce, de dire avec respect « quelqu’un de haut placé » et l’on percevait d’un seul coup le milieu familial de l’extérieur, comme un monde clos qui n’était plus le nôtre » (P.88).
Arrive l’évocation des repas de la femme mariée invitant ses beaux-parents (P.99 à101) : autour de la fondue bourguignonne, des assiettes changées pour le dessert (quelques notations bien choisies montrent l’ascension sociale vers le monde petit-bourgeois !), on parle de politique : Mendes-france, Giscard, Deferre, Rocard, mais pas de contraception ni d’ »avortement.
Repas encore dans la fin des années 70 (P. 140-142) : « Coquilles Saint-Jacques, rôti de bœuf provenant de chez le boucher » ; « le lien avec le passé s’estompait. On transmettait juste le présent » (P.141) et les enfants deviennent le centre d’intérêt :
« Le temps des enfants remplaçait le temps des morts » (P. 142).
A la quarantaine, elle dit occuper la place du milieu entre deux générations.
Elle conclut l’évocation du repas par cette surprenante remarque : « Dans le brouhaha des voix, brusquement perçues comme détachées des corps, on savait que le repas de famille était un endroit où la folie pouvait survenir et on renverserait la table en hurlant » (P143) .
Plus tard au milieu de la première décennie du 21ème siècle, repas (toasts ,foie gras et dinde) avec les enfants quadragénaires et leurs compagnes :
« On se sentait la cheftaine indulgente et sans âge d’une tribu uniformément adolescente- ne parvenant pas à réaliser qu’on était grand-parent... »(P.242).
Elle se voit comme « Le plus ancien pilier » du rite des repas familiaux de Noël.
Elle reprend aussi comme repères de temps en temps des extraits, des phrases de son journal intime commencé en 1957(P.71) :
« Je suis une petite-bourgeoise arrivée »(P. 104) mais finalement assez peu car cela l’entraînerait sur une pente autobiographique intime ?
A côté de ces descriptions pointilleuses, ordonnées des photos par exemple, on a de brusques accélérations, énumérations d’objets, de titres de films, de chanson, de faits-divers, d’idées décousues qui font penser à un inventaire où tout est pêle-mêle.
Ce procédé montre l’écoulement, le flot des années qui échappe à la mémoire et qu’on veut retenir.
L’écriture
« L’écriture blanche ».Extrait du discours prononcé pour la remise du prix Nobel de littérature en 2022
Au début de sa carrière d’écrivaine, elle dit :
« Il me fallait rompre avec le bien-écrire, la belle phrase, celle que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte de la honte »(...). »
Cette écriture est celle des Armoires vides en 1974.Un critique ajoutait que si elle avait continué dans cette veine-là, elle aurait obtenu le Goncourt...
Puis vient le questionnement :
« Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle.C’est donc pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter le vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre (La Place 1984), une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphore ni signes d’émotion.
La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture »
Elle défend habilement la continuité de l’emploi de la première personne souvent considérée comme «narcissique » en rappelant que le « je » est une conquête du 18 ème siècle sur le privilège des nobles qui rédigeaient leurs Mémoires à la première personne, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit d’être sujet de leur histoire comme le revendique Jean-Jacques Rousseau.
Le « je » permets d’atteindre la sensation, garantie d’authenticité. Mais il doit évidemment atteindre l’universel, permettant au lecteur de « l’occuper ».Au sujet de son procédé d'écriture, elle évoque un style « objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés », cherchant ainsi à « rester dans la ligne des faits historiques, du document »
Mais dans « Les Années » elle abandonne le « je »autobiographique afin d'opter pour une voix narrative collective (« nous » « on ») et la troisième personne du singulier (« elle »), passant ainsi de son histoire individuelle à une sorte de portrait global. Son écriture est sobre, dépouillée de fioriture stylistique,
On peut par exemple lire :
« habiter une maison en terre battue
porter des galoches,
jouer avec une poupée de chiffon
laver le linge à la cendre de bois
accrocher à la chemise des enfants près du nombril un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers
obéir aux parents et recevoir des calottes, il aurait fait beau répondre »
Au sujet de son procédé d'écriture, elle évoque un style
« objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés », cherchant ainsi à « rester dans la ligne des faits historiques, du document ».
Elle caractérise notre époque actuelle par un jeu d'accélération du temps et de précipitation.
Le temps de la narration est essentiellement l'imparfait puis le présent de l’indicatif jusqu'au futur qui ouvre le récit :
« Toutes les images disparaîtront. »(P.11) et le conclut « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (P.254)